Les 10 commandements de l’assistante sociale débutante sont une série d’articles racontant chacun, sur un ton que j’espère badin, une anecdote de parcours pour valider ma période d’essai.
Celui qui ose entreprendre dʼinstituer un peuple, doit se sentir en l’État de changer, pour ainsi dire, la nature humaine ; de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait & solitaire, en partie dʼun plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie & son être ; dʼaltérer la constitution de lʼhomme pour la renforcer ; de substituer une existence partielle & morale à lʼexistence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, quʼil ôte à lʼhomme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères & dont il ne puisse faire usage sans le secours dʼautrui. Plus ces forces naturelles sont mortes et anéanties, plus les acquises sont grandes & durables, plus aussi lʼinstitution est solide & parfaite : en sorte que si chaque citoyen nʼest rien, ne peut rien que par tous les autres, & que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire que la législation est au plus haut point de perfection quʼelle puisse atteindre.
Jean-Jacques Rousseau, DU CONTRAT SOCIAL, OU PRINCIPES DU DROIT POLITIQUE, in Collection complète des œuvres, Genève, 1780-1789, vol. 1, in-4°
Une chose incroyable à savoir sur moi, parmi tant d’autres : je respecte scrupuleusement les règles, et la loi.
◌
J’explique.
Je suis incapable de commettre le moindre crime tel que : stationner sur une place prévue pour les personnes handicapées en situation de handicap, goûter deux morceaux de fromage en dégustation au supermarché, traverser quand le feu piéton est rouge.
Je suis convaincue que les règles permettent la vie en communauté et en sécurité. Un peu comme un contrat envers la société, et qui établirait des droits et des devoirs dans le but de favoriser l’harmonie du vivre ensemble. (Tiens c’est pas mal ça… Je devrais en faire un livre.)
En débutant en tant qu’assistante sociale, j’ai continué à appliquer ce principe. Évidemment, il s’agit moins de respecter la loi que de suivre des procédures (quoique…) mais tout de même. Quand La Hiérarchie interdit quelque chose, je ne fais pas. Et quand l’institution oblige à quelque chose, je fais.
La raison de cette docilité apparente ? J’arrive dans un lieu où j’ai tout à découvrir. Ainsi, je présume que les directives déjà en place doivent avoir un sens. Si je n’en trouve pas dans l’immédiat, je questionne et (le plus souvent) je comprends.
◌
Sauf que.
J’ai rapidement constaté que mon respect des règles et des procédures en place n’allait pas être un atout dans mon intégration.
Bonjour Marmotte, tu arrives tôt aujourd’hui !
Bien obligé, on a réunion ce matin.
Elle n’est qu’à 8h30, tu es en avance.
Oui, mais on nous a demandé d’être là 30 minutes avant.
… (rigole)
C’est bête, pour une fois que je ne faisais pas une blague…
Ou encore :
Tu es bloquée ? Fais pas un mail à La Hiérarchie !
Non, dans la procédure il est indiqué qu’il faut d’abord passer par le service du deuxième étage pour voir s’ils peuvent débloquer la situation avant de solliciter La Hiérarchie.
… (lève les yeux au ciel)
Ou la nostalgie de s’entendre dire « mais la maîtresse elle a dit que… »
Et pourtant, je ne sais pas faire autrement. Parce que sans règle, pas de cadre. Et sans cadre, dans mon esprit, c’est l’anarchie. (Sans doute le résultat d’une éducation douce et émancipatrice.)
Respecter les règles, c’est ma façon à moi d’être tranquille. C’est m’assurer d’être inattaquable : si l’on ne peut rien me reprocher, je suis à l’aise pour bosser.
Raisonnement par récurrence : si je suis irréprochable, je peux légitimement demander aux autres de faire leur boulot correctement. Et dans le mot « autres », il y a toutes les personnes avec lesquelles je suis contrainte de collaborer pour faire mon boulot correctement. (Au cas où vous en douteriez : je suis très douée pour me faire des amis.)
◌
J’explique.
Peu de temps après mon arrivée, j’ai rencontré Madame Pissenlit.
Madame Pissenlit exerce le métier d’aide à domicile. Or, en ce moment, elle ne peut pas travailler. La faute à une maladie pas très gentille qui l’oblige à souffrir atrocement, vomir plusieurs fois par jour, et pleurer le reste du temps. Difficile, donc, de nettoyer une baignoire dans ces conditions. Ou tenir un aspirateur. Ou conduire. Ou respirer.
Au jour où je la rencontre, elle vit depuis un peu plus d’un mois avec 0 euros par mois (ce qui, vous en conviendrez, ne représente pas beaucoup d’argent). « Je fais comme je peux, me dit-elle, mais j’ai peur de ne pas pouvoir continuer comme ça longtemps ». Et je veux bien la croire. Elle a donc pris rendez-vous pour demander une aide financière le temps de pouvoir… et bien… retravailler et gagner de l’argent à la sueur de son front, comme font les honnêtes gens.
Après deux-trois questions, je comprends que Madame Pissenlit devrait percevoir un revenu de remplacement, au lieu de rien du tout. Elle ne le savait pas, c’est la première fois qu’elle se retrouve dans cette situation, d’habitude elle travaille même si elle a de la fièvre, mais là c’est son médecin qui lui a dit que non, ce ne serait pas possible, alors désolée de vous avoir dérangé Madame Marmotte. J’ajoute qu’elle a tout-bien-fait-comme-il-faut, que ce n’est pas de sa faute si elle ne perçoit rien, et elle se détend. Mais alors que je m’apprêtais à la mettre dehors en claquant la porte (ce n’est pas vrai, rangez vos fourches), elle ose me poser la question qui fâche : « Mais alors pourquoi je n’ai rien ? »
A partir d’ici, je suis obligée de faire simple pour éviter de perdre mon lectorat. En résumé :
a) Je questionne l’institution idoine, réponse inappropriée (et fausse, au passage).
b) Je fais la réclamation idoine, réponse inappropriée (et hors délai, au passage).
c) Je saisis le médiateur idoine, réponse inappropriée (et insultante, au passage).
À ce moment-là, Madame Pissenlit en est à trois mois de 0 euros. J’ai suivi la procédure, et cela n’a pas marché. Alors je fouille sur l’Internet, trouve la législation concernant le revenu de remplacement concerné, note les coordonnées des gens en costard-cravate si fiers de leur travail, et je leur écris. (Pour les puristes : oui, Madame Pissenlit m’avait donné son accord. L’Institution, par contre…)
Le lendemain, je reçois un appel :
Madame Marmotte, je vous appelle concernant gna gna gna et vous vous rendez bien compte que si tout le monde fait ça gna gna gna…
Oui.
Est-ce que vous avez…
Excusez-moi, je me permets de vous couper car je devine que vous n’avez pas beaucoup de temps et je m’en voudrais de vous en faire perdre davantage. Laissez-moi résumer oralement ce que j’ai écrit dans mon e-mail : j’ai suivi la procédure à la lettre, à savoir a, b, c, (…)
Hum…
J’ai même éteint et rallumé l’ordinateur, vous savez, je suis consciencieuse. Et cela ne fonctionne toujours pas. (Toujours ajouter une touche humoristique personnelle, c’est très important.)
…
…
Aujourd’hui cette dame ne perçoit toujours rien ?
Et bien, non. Comprenez que Madame Pissenlit commence à trouver le temps un peu long.
J’ai résumé pour une question de rythme et de normes éditoriales. En réalité, j’ai dû expliquer 5 fois que oui, j’avais tout-bien-fait-comme-il-faut et que non, vivre avec 0 euros par mois c’était pas la classe moyenne.
À la fin de la semaine, c’était réglé.
Est-ce que j’étais contente ? Oui, pour Madame Pissenlit, et parce que la justice a vaincu.
Est-ce que j’étais satisfaite ? Pas vraiment, parce que j’aime bien quand les procédures fonctionnent correctement.
Est-ce que l’on m’a tapé sur les doigts ? Oui, un peu. Parce que je n’ai pas prévenu La Hiérarchie avant. Il paraît que dans la mesure où je n’ai pas fait l’ENA, ça a été mal vu que je m’adresse directement à ces gens-là.
Est-ce que je referais pareil si la situation devait se représenter ? Probablement, en mettant La Hiérarchie en copie. Car La Hiérarchie ne laissera pas impuni celui qui utilisera son nom en vain.
◌
Il est évident qu’il s’agit d’une situation extrême. D’ordinaire, il n’est pas utile d’en arriver là, heureusement. Tous ces allers-retours ont pris du temps et Madame Pissenlit s’est montrée aussi patiente que possible. Certes, j’ai eu droit à quelques injures (l’intolérance à la frustration, un fléau Montessori). Cela étant, elle fut finalement ravie de pouvoir s’acheter de la nourriture qu’elle vomira ensuite.
D’autres collègues auraient agi différemment, par exemple en faisant appel aux terribles réseaux parallèles, ceux que toutes les hiérarchies au monde redoutent.
[Définition des réseaux parallèles : quand Jacqueline contacte sa collègue Chantal au lieu de remplir le formulaire A32 parce que le formulaire A32 c’est Michel qui le traite et on sait bien que Michel il en branle pas une alors qu’avec Chantal c’est réglé dans la journée.]
Agir ainsi aurait peut-être ou peut-être pas résolu le problème de Madame Pissenlit plus tôt.
Si je m’y refuse, c’est parce que je suis de nature optimiste et naïve : je pars du principe qu’en faisant remarquer que les procédures ne fonctionnent pas, cela permet de 1, les améliorer, et 2, taper sur les doigts des bonnes personnes.
[Si Michel ne fait pas son boulot et qu’on demande systématiquement à Chantal de le faire à sa place : Michel ne sera jamais formé ou sanctionné. Et je n’aime pas bien ça, que Michel soit payé à rien faire.]
◌
Conclusion
Je suis naïve, mais pas au point de penser que le changement est maintenant. Améliorer le fonctionnement des institutions prendra du temps : je choisis de miser sur le long terme, et je contracte.
Considérant que cette attitude ne va pas aider à mon intégration (on préfère tous Dylan à Brandon), et à défaut de renier qui je suis, je peux toujours modifier ce que je dis :
— Pourquoi j’arrive 30 minutes avant la réunion ? Parce que j’aime prendre le temps de boire un café avant.
— Pourquoi je n’envoie pas direct un mail à La Hiérarchie ? Parce que j’aime bien tenter de me débrouiller un peu avant.
Car les fayots ne resteront point impunis, eux non plus.
Je terminerai ce chapitre & ce livre par une remarque qui doit servir de base à tout le système social: cʼest quʼau lieu de détruire lʼégalité naturelle, le pacte fondamental substitue au contraire une égalité morale & légitime à ce que la nature avait pu mettre dʼinégalité physique entre les hommes, & que, pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention & de droit.*
Jean-Jacques Rousseau, DU CONTRAT SOCIAL, OU PRINCIPES DU DROIT POLITIQUE, in Collection complète des œuvres, Genève, 1780-1789, vol. 1, in-4°
[*Sous les mauvais Gouvernements, cette égalité nʼest quʼapparente et illusoire ; elle ne sert quʼà maintenir le pauvre dans sa misère & le riche dans son usurpation. Dans le fait, les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui nʼont rien : dʼoù il suit que lʼétat social nʼest avantageux aux hommes quʼautant quʼils ont tous quelque chose & quʼaucun dʼeux nʼa rien de trop.]