En ce moment, comme périodiquement depuis deux ans, je suis référente d’une étudiante assistante sociale pour la durée de son stage dans l’Institution. Ayant moi-même été confrontée à la difficulté pour trouver des terrains de stage et aux journées de recherche infructueuses lorsque j’étais étudiante, j’ai immédiatement accepté.

Je ne juge pas [parce que je suis une personne bienveillante et dans le non-jugement comme on nous apprend à l’être à l’école] certaines collègues, pourtant diplômées en même temps que moi, qui refusent les demandes d’étudiantes au motif qu’elles se sentent trop inexpérimentées. Cependant, je ne partage pas leur point de vue : l’apprentissage se fait par lieu de stage, par la rencontre avec les usagers, par les échanges avec l’équipe, et non pas uniquement à travers la tutrice. Il ne me semble donc pas nécessaire d’être une vielle roots des services sociaux pour proposer une référence qui tienne la route.

Il faut dire qu’avant ma première expérience de tutorat, j’imaginais chaque stagiaire aussi merveilleuse que je l’étais moi-même : avec l’envie d’apprendre, de se questionner, d’avoir des conseils et des critiques, de chercher à comprendre, d’interroger, d’échanger des idées, de débattre… Sans doute le syndrome de la stagiaire imaginaire dont on en parle souvent dans les magasines de psychologie.

Malheureusement, l’écart entre l’attendu et le réel est bien plus grand qu’espéré, et le deuil difficile.

J’ai été la tutrice de deux étudiantes assistantes sociales de troisième année : une l’année dernière, et une cette année. Toutes deux jeunes, agréables, discrètes, et totalement désintéressées par la relation d’aide et par le métier pour lequel elles préparaient pourtant le diplôme, claironnant qu’elles ne voulaient « pas faire assistantes sociales ». [Elles ont toutefois eu la gentillesse de le dire haut et fort dès le démarrage du stage, de sorte que je n’ai pas eu droit, de la part de mes collègues, aux bonnes blagues du genre « tu l’as dégoûté du métier ! »]

Uniquement focalisées sur la validation du diplôme, qui offre aujourd’hui le niveau licence, ces jeunes filles n‘ont posé aucune zéro question durant le stage, ni pris en compte mes remarques et conseils (pas même pour les contredire), elles n’ont fait aucun lien entre théorie et pratique, bref elles sont restées complètement passives dans leur apprentissage (si tant est que l’on puisse parler d’un apprentissage).

L’étudiante que j’accueille actuellement termine son stage dans trois semaines. Avec moi depuis le mois de septembre, elle n’a mené à bien (ni à terme) aucun accompagnement. Elle est incapable de débuter l’analyse d’une situation, et conduit un entretien comme Jocelyne du centre des impôts :

Usager : je n’en peux plus… Ma vie a été gâchée par cette opération ratée d’il y a 20 ans. Ce chirurgien… Je le revois encore me dire que tout s’était bien passé, alors que dès le lendemain je perdais l’usage de mon bras… À votre avis, il est encore temps de porter plainte ? Est-ce que ce serait utile ? J’ai peur de perdre tout mon argent, déjà que ma femme menace de me quitter si je ne me reprends pas… Mais me reprendre pour quoi ? Hormis les cauchemars et les cachetons, il me reste rien…

Stagiaire : Sinon, vous êtes locataire ou propriétaire ?

Et je n’exagère même pas.

Impossible d’échanger avec elle sur ses motivations, quelles qu’elles soient : « oui oui » ou « je sais pas » sont les seules réponses que je récolte. Échaudée par le tutorat que j’avais eu l’année précédente, je me suis rapidement et longuement questionnée, essayant de comprendre ce qu’il serait possible de faire différemment pour accrocher cette étudiante.

À ce stade, je dois confesser que la stagiaire que j’ai eu l’année dernière, en dépit de son absence de motivation, de son attitude désinvolte vis-à-vis des personnes, et de son manque de sérieux, était repartie avec une évaluation moyenne, partiellement représentative de la réalité observée en stage. Je n’en suis pas fière : considérant qu’elle ne voulait pas exercer ce métier, comme elle me le répétait, j’ai été influençable conciliante. Je ne lui ai pas inventé de qualités, restant objective sur ce qui était acquis ou non, mais j’ai passé sous silence des lacunes selon moi majeures dans la posture et les compétences. Quiconque aurait lu mon évaluation attentivement y aurait vu mes réserves, bien qu’exprimées avec retenue, mais une lecture en diagonale donnait l’impression d’un stage convenable.

Aujourd’hui, cette étudiante professionnelle diplômée exerce en protection de l’enfance. Autant dire qu’on ne me reprendra par deux fois à être conciliante.

Au regard des difficultés de la stagiaire que j’accueille cette année, ma crainte était, qu’à trop vouloir la faire progresser, j’en perde ma bienveillance légendaire : j’en arrivais à quotidiennement reprendre les démarches à accomplir (pour constater que rien n’avait été terminé), revenir sur les entretiens réalisés la veille (pour constater qu’elle avait déjà oublié les personnes et leurs situations), la questionner sur un élément de législation expliqué la semaine précédente (pour constater qu’elle ne le connaît pas).

J’ai demandé l’avis et l’aide de mes collègues et de mon encadrement. De nombreuses tentatives de réadaptations ont été vaines. J’ai alerté le centre de formation, aucune suggestion de leur part, hormis une remarque : cette étudiante est aussi laconique avec eux qu’elle l’est avec moi, donc on ne sait vraiment pas quoi vous dire Madame l’assistante sociale à qui on a mis une stagiaire en carton dans les pattes. Au point où j’en étais, j’aurais presque voulu qu’ils m’autorisent à la suspendre par les pieds à la fenêtre du septième étage pour lui faire cracher quelque chose. C’est là que j’ai senti quil valait mieux que je lâche l’affaire, pour la santé mentale de tout le monde. [Oui, je suis pleinement consciente de mes limites.]

Voyant la fin du stage approcher, emportant avec elle tout espoir de développer les compétences de cette jeune fille – a minima sa capacité à faire semblant – j’en suis arrivée à la conclusion suivante : le stage ne sera pas validé. [À ce jour, je ne sais toujours pas si la stagiaire le réalise, bien que ce ne soit pas faute de l’avoir alerté.]

Il y a quelques jours, dans un sursaut de professionnalisme, je me suis résignée à officialiser auprès du centre de formation ce qu’ils savaient déjà : cette étudiante aura une évaluation de stage de pourrie. J’imaginais qu’ils souhaiteraient peut-être en échanger avec elle, voire lui proposer une quatrième année d’étude. À ma grande surprise, ils se sont montrés rassurants :

Vous savez, Madame Marmotte, l’évaluation ne sera pas lue. La DREETS (Directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités, délivrant les diplômes d’État d’Assistante de Service Social) nous demande de présenter le maximum d’étudiantes au diplôme, peu importe leur niveau et notre avis sur leurs capacités à être une bonne professionnelle. À partir du moment où une étudiante arrive en troisième année avec les heures attendues de présence en stage, elle présentera le diplôme. Éventuellement, vous savez, il n’y a que dans le cas d’une faute qualifiée d’éthiquement grave que… Mmmmh, non, maintenant que j’y pense, même dans ce cas, nous la présenterions aussi. (…) Tout de même, les évaluations sont parfois lues, par exemple si l’étudiante est limite au niveau des résultats obtenus durant la formation continue, dans ce cas, une bonne évaluation pourrait permettre un avis favorable. Mais votre étudiante a déjà tous ses points en formation théorique, alors ça n’arrivera pas. Ne vous mettez pas la pression !

Au moment de conclure notre échange, la référente du centre de formation me donne le coup de grâce : à partir de 2025, une étudiante pourra être présentée au diplôme sans avoir terminé ses écrits sur l’analyse d’une situation et son mémoire de recherche.

Donc, pour résumer : analyser la situation d’une personne, se questionner sur le travail social, conduire un travail de recherche, ne sont plus des prérequis pour présenter et obtenir un diplôme d’état. Visiblement, l’envie même de faire ce métier devient un attribut exceptionnel. Mais le travail social va bien.

Bien sûr, je réalise que cela ne concerne pas toutes les étudiantes assistantes sociales. Certaines (la majorité, je l’espère) feront encore cette formation et ce métier avec conviction et une réelle envie de devenir compétentes. Certaines voudront peut-être même accompagner les personnes de la façon la plus efficace et pertinente qu’il soit.

Cela étant, j’éprouve tout de même beaucoup de tristesse lorsque je pense aux étudiantes qui termineront cette formation en se disant « ça me fait le niveau licence », qui trouveront le premier poste d’assistante sociale venu en se disant « ça me fait un salaire », qui feront face à des personne fragiles, vulnérables, en détresse, à qui elles répondront : « Sinon, vous êtes locataire ou propriétaire ? »

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À propos d’une Marmotte Badine

Dans une société ultra-libérale dirigée par un enfant tyran, une jeune assistante sociale particulièrement élégante porte une parure en plaqué or et des converses Sailor Moon. Cette assistante sociale, pour qui aider les autres est un loisir et envoyer balader les cuistres un passe-temps, a choisi l’anonymat relatif de l’Internet pour écrire La Vérité. Cette assistante sociale, c’est une Marmotte Badine.
Accompagnée de tous ses amis animaux travailleurs sociaux, elle tentera de sauver de monde par l’humour.

(Toute ressemblance avec une œuvre ou des personnages inventés par Riad Sattouf serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence.)

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