62 à 70 % de la population générale douteraient à un moment ou à un autre au cours de sa carrière de la légitimité de son statut ou de son succès.

Traiter la dépréciation de soi, Le syndrome de l’imposteur, sous la direction de Chassangre Kevin, Callahan Stacey. Paris, Dunod

Quand on a quitté l’école depuis presque 10 ans, ce n’est pas une mince affaire que d’y retourner. Outre le tempérament masochiste que cela pré-suppose, il s’agit de s’armer de patience et de rigueur.

Comme j’ai beaucoup de patience mais peu de rigueur, j’ai simplement travaillé plus longtemps que prévu : des jours à étudier les risques sociaux, des semaines à passer en revue les politiques sociales en vigueur et leurs évolutions au cours des dix dernières années, des mois à faire le parallèle avec les grands thèmes sociétaux et les gouvernements successifs.

J’ai même fait un rétroplanning, que je n’ai pas respecté. Mais il avait le mérite d’être affiché dans mon salon afin qu’à chaque repas, chaque pause, chaque soirée télé, je puisse me rappeler que je n’avais pas avancé autant que prévu.

Cela a payé : j’ai réussi le concours – à savoir une épreuve écrite et deux épreuves orales – et intégré une école prestigieuse (non) tout en étant indemnisée par Pôle Emploi (j’étais alors jeune et en bonne santé).

Parenthèse dans le passé

Septembre 2016.

Je suis aussi impatiente qu’inquiète, comme on peut l’être lorsqu’on va découvrir une nouvelle classe. J’ai peu dormi la veille, et réfléchi durant toute la soirée aux vêtements que j’allais porter.

Chaque visage croisé sur le trajet jusqu’à l’école est minutieusement étudié afin de détecter si son/sa propriétaire est un/e potentiel/le future camarade de classe. Va-t-il/elle dans la même direction que moi ? A-t-il/elle une tête à vouloir aider des cassos ?

La couleur des noms

Tant de questions sans réponse pour finalement arriver dans un bâtiment qui brasse bien trop de monde pour que je puisse reconnaître qui que ce soit, puis dans un couloir où les bousculades s’enchaînent, puis dans une classe où attendent des chaises positionnées en cercle sur lesquelles nous sommes invitées à nous asseoir « par couleurs ».

Passés les instants où je me demande si j’ai remonté le temps pour revenir au temps béni des colonies, où je trouve cette consigne de mauvais goût, et où j’envisage de faire demi-tour (pas forcément dans cet ordre), je comprends finalement que ce sont nos noms qui sont imprimés dans différentes couleurs. Et qu’ils faut trouver ce nom sur une plaquette d’étiquettes. Et coller cette étiquette sur nos vêtements. Jusqu’ici, tout va bien.

Je me jette donc sur les plaquettes posées sur une table, sans remarquer alors l’attroupement bruyant au milieu des chaises. J’en parcours une première, puis une deuxième, puis la troisième. La peur me gagne quand je réalise que nulle-part ne figure Marmotte. Me serais-je trompée de salle, comme dans un mauvais cauchemar ? Perdue, je me résous à m’adresser à une personne qui doit savoir ce qui se passe, puisqu’elle arbore des lunettes, un pelage blanc, et observe la meute avec un regard bienveillant.

Excusez-moi-je-ne-trouve-pas-mon-nom-s’il-vous-plaît-merci-belle-journée-cordialement-sincerely-yours

C’est qu’il a dû être pris par un ou une autre étudiante.

Et tel un couperet le verdict tombe : je dois décoller un nom qui ne m’appartient pas et me jeter dans l’arène pour trouver son propriétaire, tout en espérant que le voleur ou la voleuse d’étiquette Marmotte me trouvera. Hâtivement, dans un mécanisme de défense inconscient, je me saisis d’une étiquette portant un nom court, non genré et non chargé de stéréotype. Plus tard, je comprendrai qu’il s’agissait pour moi d’éviter de créer une polémique dès le premier jour : « ah ouais donc parce que j’ai la peau grise, une trompe de deux mètres de long et des défenses en ivoire, tu me demandes si c’est moi Éléphant ? C’est pas un peu réducteur ? Bonjour les préjugés ! »

Et me voici au milieu de la meute, armée de toute ma sympathie et d’une étiquette, m’adressant à tout va :

Faon ?

Les inconnus défilent, et je n’ai que des réponses négatives.

Marmotte ?

J’entends mon nom au loin et me jette sur l’étiquette sans regarder qui me la tend. Fière d’être identifiée, je reprends mes recherches.

Faon ?

Toujours rien, et l’attroupement diminue dangereusement. Je commence à désespérer, mais je reste digne.

Faon ?

Quelques minutes plus tard, me voilà seule, debout au milieu du cercle de chaises quasi-remplies. Je scrute mon public : il ne reste que deux places assises. Un rapide coup d’œil aux plaquettes d’étiquettes : vide.

Le destin. La fatalité. Il a fallu que je choisisse le seul animal en retard, ou mort sur la route. Peut-être même que c’est ma punition, pour avoir décollé un nom trop facile de la plaquette d’étiquettes. Peut-être que tous les autres sont en train de penser « alors, on a voulu choisir la simplicité, hein ? On n’avait pas les épaules pour prendre le Chameau ? ou le Requin ? ou le Paresseux ? On n’aime pas la controverse ? Et ça veut devenir assistante sociale ? »

Je reste debout, fixée par 25 paires d’yeux. On aurait pu penser qu’une formatrice interviendrait pour me proposer de m’asseoir en attendant que Faon arrive, mais non. Tout le monde attend, se délectant du spectacle d’une petite Marmotte au regard désespérément tournée vers la porte, attendant l’avènement d’un Faon qui, semble t-il ne viendra jamais.

Le temps passe, et personne ne parle. Je me suis imaginée rester ici des heures, les jambes gonflées, le dos douloureux d’une station debout prolongée, tel un garde britannique, fier et déterminé à ne pas interagir avec son public. Non, je ne vous distrairai pas, je ne ferai rien qui puisse réduire le malaise de ce moment. Je ne suis pas là pour rendre cet instant moins gênant, je suis là pour donner son étiquette à Faon. J’ai une mission à remplir. Vous êtes étiquetés, je suis étiquetée (une marmotte badine qui n’a pas envie de badiner, en l’occurrence), alors nous attendrons ensemble dans ce silence pesant l’arrivée de Faon pour que je puisse l’étiqueter à son tour. En fin de soirée, devant leurs pizzas végétariennes, les animaux échangeraient sur ma prestation avec bienveillance (ce sont des étudiants assistants sociaux après tout). Pendant ce temps, je resterais seule, au milieu du cercle de chaises vides, toujours debout, résignée, immobile, transpirante et affamée dans cette salle de classe froide et sans âme.

Faon ?!

Je m’étais ruée sur elle à peine eût-elle passé la porte. Aucune réponse, mais à son regard mi-terrorisé, mi-intriguée, je comprends que c’est Elle. Je lui tends alors l’étiquette, elle la prend, et je me sens libérée du poids de cette écrasante responsabilité. Enfin, la liberté, celle de m’asseoir avec les autres et de regarder Faon, debout au centre du cercle, qui ne comprend rien à ce qui se passe et à qui la formatrice ne proposera jamais de…

Vous pouvez vous asseoir.

[Le récit de l’après-midi est ici… Il y est question de blason, papillon, coccinelle, et Patrick Sébastien.]

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À propos d’une Marmotte Badine

Dans une société ultra-libérale dirigée par un enfant tyran, une jeune assistante sociale particulièrement élégante porte une parure en plaqué or et des converses Sailor Moon. Cette assistante sociale, pour qui aider les autres est un loisir et envoyer balader les cuistres un passe-temps, a choisi l’anonymat relatif de l’Internet pour écrire La Vérité. Cette assistante sociale, c’est une Marmotte Badine.
Accompagnée de tous ses amis animaux travailleurs sociaux, elle tentera de sauver de monde par l’humour.

(Toute ressemblance avec une œuvre ou des personnages inventés par Riad Sattouf serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence.)

3 Comments

  1. avatar
    tournicotons says:

    N’est ce pas après cette étape que nous devions nous assoir par âge ?!

    1. avatar

      J’ai dû occulter ce moment grâce à mon puissant mécanisme de défense…

  2. […] sommes l’après-midi. J’ai encaissée la matinée passée debout, subit la pause repas gênante où personne ne sait quoi se dire, et maintenant je ne sais pas à […]

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