Nous sommes l’après-midi. J’ai encaissée la matinée passée debout, subit la pause repas gênante où personne ne sait quoi se dire, et maintenant je ne sais pas à quoi m’attendre.

Le discours d’un blason

Bienvenue, nous allons commencer par réaliser notre blason…

Étrangement, je sens que je ne suis pas prête pour le blason, peu importe ce que cela puisse être.

… façon ludique et originale pour apprendre à se connaître. Vous pouvez utiliser des crayons de couleur, des feutres, des post-it, tout ce que vous voulez.

Je tressaillis.

Tenez, faîte passer les photocopies, que tout le monde en prenne une. Dans cette case, vous mettrez qui vous êtes, dans celle-ci votre parcours antérieur, vos diplômes, ici vos valeurs, ce qui est important pour vous, là vos centres d’intérêt, dans cette case, pourquoi vous avez choisi ce métier, et enfin, en haut, votre slogan.

Me voici donc attablée, avec des feutres et une feuille A3 blanche, sur laquelle figurent six carrés surmontés d’un rectangle. Et je commence à remettre en question mon projet : comment en suis-je arrivée là ? Est-ce que ça valais vraiment le coup ? En quoi tout cela va nous être utile ?

Discrètement (non), je regarde ce que font les autres. Cinq jeunes et moins jeunes étudiantes à l’air éperdument dévouées. Nous arborons toutes fièrement notre étiquette rouge. Les étudiants qui avaient des couleurs différentes ont été réunis comme nous, dans d’autres salles de classe.

Elles s’appliquent à remplir leur blason, tandis que le mien reste inexorablement vide. Une nouvelle fois, je subis tout le poids d’une éducation étriquée où l’imagination n’avait pas sa place. [En tout temps et en tout lieu, toujours blâmer ses parents.]

Après quelques minutes interminables, la vue de ces étudiantes studieuses appliquées à colorer leur feuille me met la pression : je me lance… et tout est rempli en 3 minutes. Mais les autres n’ont pas terminé, alors pour passer le temps je décore mon beau blason avec des couleurs et des dessins. Je lève les yeux, et je suis encore la seule à avoir fini. Alors je rajoute des post-it, puis des gommettes. Dix minutes plus tard, je contemple mon chef-d’œuvre : si ce blason doit être la première chose que mes camarades doivent voir de moi, je trouve qu’il me représente assez. Mes camarades toujours en plein travail, j’attends en regardant le plafond.

Je commence à sérieusement m’ennuyer quand la formatrice nous annonce finalement qu’on va commencer. La configuration de la salle fait que je serai la dernière à passer, position peu enviable.

La première étudiante se lance. Il s’agit de Papillon, virevoltant gaiement à travers la pièce.

J’ai choisi comme slogan une citation de mère Thérésa : « Ne laissez personne venir à vous et repartir sans être plus heureux », je suis bénévole dans une association d’aide aux personnes souffrant d’un handicap mental, j’habite avec ma grand-tante en fin de vie pour ne pas qu’elle soit seule (…) chanceuse de pouvoir profiter d’elle (…) me sentir utile…

Puis la deuxième, Coccinelle, à l’aise et souriante.

« La première règle avant d’agir est de se mettre à la place de l’autre » par l’Abbé Pierre (…) valeurs humanistes (…) bénévole à Emmaüs (…) assistantes sociales de mère en fille (…)

Et finalement toutes les autres.

(…) travailler avec l’Autre (…) histoire du travail social (…) bienveillance (…) métier qui a du sens (…) [insérer ici un extrait de la Bible] (…)

Les récits touchants s’enchaînent et se ressemblent. Devant ce déluge de belles paroles mielleuses, je les insulte courageusement dans ma tête. Certes, chaque étudiante semble tout à fait sincère et singulière, intelligente et compétente. Cependant, je constate qu’après chaque présentation leur blason reste affiché pour que tout le monde puisse en profiter longuement. Et à côté des leurs, mon blason va se faire jeter des pierres. Et par mon blason, je veux dire moi.

Lorsque des gouttes de sueur commencent à perler sur mon front, un regard de la formatrice m’indique que c’est mon tour. Je jette un coup d’œil aux blasons de mes camarades affichés au tableau, puis au mien sur la table, puis aux leurs, puis au mien. Un instant, je pense à simuler un malaise, mais j’arrive à me convaincre que je vaux mieux que ça.

Encouragée par les regards interrogatifs de tout le monde, je me lève et affiche la représentation de la profondeur de mon âme. À cet instant, je prends conscience qu’il ne me reste plus qu’une seule option : affronter la réalité de ma personnalité marginale. Assumer le rôle que la vie m’a donné, celui d’une Marmotte Badine. Showtime.

Bonjour à toutes, je suis Marmotte, j’ai l’âge où on est trop vieux pour être jeune et trop jeune pour être vieux, et mon slogan c’est : « Les menaces font mal, mais moins que l’acier dentelé » de Wade Wilson.

En pointant du doigt le mignon petit poignard sanguinolent dessiné sur ma jolie feuille.

Silence.

Ce slogan a été mûrement réfléchi (faux), tout comme la décision qui m’a amenée ici.

Avant, j’étais secrétaire de direction. Quand j’expliquais aux autres mon métier, j’avais droit à des réflexions du genre « ça doit être ennuyeux » ou bien « tu passes le temps derrière un bureau, en résumé ».

À partir du moment où j’ai commencé à parler de ma réorientation professionnelle, les remarques se sont transformées en « tu vas pas y arriver, tu vas perdre ton temps », ou bien « c’est complètement con, choisis au moins un métier bien payé ».

Toutes ces réactions m’ont beaucoup fait douter, et ont rendu cette démarche de changement bien plus difficile que nécessaire.

Ici, devant vous, je réalise que ces réflexions n’étaient rien de plus que des menaces, c’est-à-dire que ces propos n’étaient pas réels : seulement les points de vue des uns, les craintes des autres, des fantasmes sans aucune valeur, des tentatives pour m’enfermer… m’enfermer dans le chemin que les autres voulaient que je suive, la direction qu’ils avaient choisi pour moi. En fait, ils menaçaient ma liberté, et qui peut être dans le vrai s’il est contre la liberté.

Avec une intonation théâtrale exagérée. En réalité, j’ai choisi ce slogan parce que j’avais regardé Deadpool la veille et que cette réplique m’avait fait rire.

Silence.

L’acier dentelé, c’est le symbole de ma détermination à combattre ceux qui sont contre la liberté. Cette arme est une métaphore pour montrer qu’ils ne m’auront pas. Peu importe ce qui s’élèvera devant moi, j’irai au bout de mes rêves, là où la raison s’achève.

Je n’ai pas levé le point au ciel, mais j’aurais pu.

Aucune réaction. Plus motivée que jamais par ce public difficile, je désigne chacune des petites cases de mon blason.

Ce qui est important pour moi, au-delà de moi-même, ce sont mes chiens Chien 17 et Chien 18 (aussi appelés C17 et C18), dormir, et mon amoureux, Raton Laveur.

Dans cet ordre.

Silence

J’ai choisi de faire ce métier pour l’honneur, l’argent et la gloire. Et pour aider les pauvres et les handicapés. Et aussi pour retirer des enfants à leurs parents.

Et bien sûr, j’adore l’humour.

L’assemblée reste silencieuse. Alors je continue de montrer un à un les petits dessins de chiens, de soleils, de billets de banque, de fleurs, d’enfants en train de pleurer, de fauteuil roulant, de cœurs, de Marmotte endormie… figurant sur mon blason. Un discret hochement de tête de la formatrice m’indique que je peux quitter la scène. Je décide alors de conclure ma présentation :

C’est tout pour moi, merci, vous avez été super.

Accompagné d’une révérence.

Et je regagne ma place, la tête haute, fière de ma prestation et le regard fuyant celui de mes camarades.

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est Blason-1024x230.jpg.
Oui, tout est vrai.

Conclusion

Je mentirais en disant que je m’attendais à une telle rentrée, en affirmant que j’ai bien vécu cette journée, en ajoutant que ce fût un plaisir de rencontrer tous ces animaux et que nous nous sommes parfaitement entendu dès le premier regard. Je mentirais aussi en prétextant que je n’ai pas volontairement cherché à dénoter des autres. Non pas que je me sente supérieure, bien au contraire, merci-papa-merci-maman. [En tout temps et en tout lieu, toujours blâmer ses parents.] Mon intention était simplement et purement de m’amuser et, si possible, amuser.

Nous allons passer trois ans ensemble. Trois ans à rabâcher qu’écouter c’est bien et être jugeant c’est mal, c’est long. En revanche, ce n’est pas trop long pour prendre conscience de nos représentations et nos stéréotypes (et en rire), comprendre nos motivations, nos forces et nos faiblesses (et en rire), découvrir nos personnalités, nos qualités et nos défauts (et en rire).

Ce blason, c’est ma façon de dire que c’est moi, la Patrick Sébastien des étudiantes assistantes sociales. Je ne suis pas parfaite, j’ai plein de choses à apprendre, mais je sais faire (tourner) les blasons comme personne. Adoptez-moi.

[Spoiler : elles m’ont adopté, merci à elles.]

avatar
À propos d’une Marmotte Badine

Dans une société ultra-libérale dirigée par un enfant tyran, une jeune assistante sociale particulièrement élégante porte une parure en plaqué or et des converses Sailor Moon. Cette assistante sociale, pour qui aider les autres est un loisir et envoyer balader les cuistres un passe-temps, a choisi l’anonymat relatif de l’Internet pour écrire La Vérité. Cette assistante sociale, c’est une Marmotte Badine.
Accompagnée de tous ses amis animaux travailleurs sociaux, elle tentera de sauver de monde par l’humour.

(Toute ressemblance avec une œuvre ou des personnages inventés par Riad Sattouf serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence.)

6 Comments

  1. avatar
    Maman gorille 🦍 says:

    t’as pas enlevé d’enfant à leur parents pour le moment ! Maman gorille 🦍

    1. avatar

      Patience… L’année n’est pas encore terminée !

  2. avatar
    tournicotons says:

    PRECISEMENT nous étions sur « Sois le changement que tu veux voir dans le Monde » pour la Coccinelle 😉

    1. avatar

      Gandhi / l’Abbé Pierre… Même combat. Merci pour cette correction, la précision n’a pas de prix !

  3. […] récit de l’après-midi est ici… Il y est question de blason, papillon, coccinelle, et Patrick […]

  4. […] Pour l’honneur, l’argent et la gloire. […]

Répondre à Une Marmotte badine Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *